L’œuvre intégrale de Bernanos (suite)
Lettre aux Anglais
C’est le premier ouvrage publié par Bernanos au Brésil, avant Le Chemin de la Croix-des-âmes et Monsieur Ouine, tous les deux en 1943. Ils sont édités par par Charles Ofaire, un exilé suisse un peu étrange, mi-aventurier, mi-homme de lettres, alors patron de la puissante Atlantica Editora, rencontré lors d’une de ses conférences à Rio. Bernanos restera, pendant les années de guerre, au Brésil, multipliant les écrits et les conférences. Alors qu’il commence à rassembler ces textes qui formeront Le Chemin de la Croix-des-âmes, Bernanos entrepend un livre de «grand chemin», comme le surnomme les notes de La Péiade : « Bernanos s’y est mis au large et à l’aise : il parle de l’avenir du monde aux citoyens du monde, et son apocalypse n’a pas encore fini d’épuiser ses révélations. Car il a pressenti, par delà le conflit de 1939-1945, la guerre universelle dans laquelle nous sommes actuellement comme une lutte à mort de l’homme, ou de ce qu’il en reste, contre les puissances inhumaines de l’homme et de l’idéologie ». L’ouvrage est dédié à son fils Yves, qui rejoindra les FFL à Londres en 1942 et qui participera au débarquement allié en Normandie.
Le Chemin de la Croix-des-Âmes
Lorsque Georges Bernanos commence à rédiger les articles qui formerontLe Chemin de la Croix-des-Âmes, il est au Brésil. Quelques mois avant l’appel du 18 juin 1940, dans Les Enfants humiliés, il prophétisait : « Mon pays est soigneusement tenu dans l’ignorance de ce qu’il défend, de ce qu’il risque de perdre, de ce qu’il est presque sûr de perdre si quelque miracle ne suscite pas au dernier moment un homme qui parle enfin à son coeur, à ses entrailles. » À un ami, il confie début 1940 : « Dans la plus profonde humiliation et avec une honte écrasante, je viens de reprendre la conscience de mon pays. » À travers ses articles écrits entre 1940 et 1945, Bernanos dénonce les responsabilités dans la défaite française, la France de Vichy, la collaboration. Il soutient la Résistance et de Gaulle. Mais il voit aussi plus loin. Car la Seconde Guerre mondiale marque la fin d’un monde, l’avènement d’une civilisation de masses et celui de la technologie, « de la matière qui prévaut lentement contre l’homme alors qu’il se donne l’illusion de l’asservir ». Cette crise sans précédent, qu’il a entrevue dix ans plus tôt, est celle d’une société dont le but « est la simple consommation de ce qui est à mesure qu’approche le jour attendu, infaillible, de la libération absolue de l’homme, non pas de l’Homo sapiens du philosophe antique, mais de l’homme total, qui ne se connaît ni Dieu ni maître, étant à soi seul sa propre fin ».
La France contre les robots
La France contre les robots est un essai de Georges Bernanos publié en 1947. Il s’agit d’un recueil de différents textes formant une violente critique de la société industrielle. Bernanos y estime que le machinisme limite la liberté des hommes, et perturbe jusqu’à leur mode de pensée. Pour lui, la civilisation française est incompatible avec une certaine idolâtrie anglo-saxonne pour le monde de la technique.
Il y conteste l’idée selon laquelle la libre entreprise conduirait automatiquement au bonheur de l’humanité, car, selon lui « il y aura toujours plus à gagner à satisfaire les vices de l’homme que ses besoins ». D’autre part, il explique qu’« un jour, on plongera dans la ruine du jour au lendemain des familles entières parce qu’à des milliers de kilomètres pourra être produite la même chose pour deux centimes de moins à la tonne », préfiguration étonnante de ce que seront les délocalisations quarante ans plus tard.
Il y prédit aussi une révolte des élans généreux de la jeunesse contre une société trop matérialiste où ceux-ci ne peuvent s’exprimer.
Français, si vous saviez
«Les gouvernements prétendent convaincre les peuples qu’ils sont ingouvernables et, pour les rendre gouvernables, ils ne songent qu’à renforcer la puissance, déjà énorme, de l’État. Mais ce n’est pas l’État qu’ils renforcent, c’est l’administration, qui deviendra bientôt cette équipe de techniciens tout-puissants, incontrôlables, irresponsables, instrument nécessaire de la prochaine, de la très prochaine dictature universelle. Il n’est d’État que dans un pays libre. Un pays libre est un pays qui compte une certaine proportion d’hommes libres. C’est ce nombre plus ou moins grand d’hommes libres qui fait la légitimité, la dignité, l’honneur de l’État. […] L’État n’est rien s’il n’a son compte d’hommes libres capables non seulement de le servir, mais de le penser, de se faire de lui une idée juste et claire, acceptable par tous. Il faut donc refaire des hommes libres.
Français, ô Français, si vous saviez ce que le monde attend de vous !»
La liberté, pour quoi faire ?
«Un prophète n’est vraiment prophète qu’après sa mort, et jusque-là ce n’est pas un homme très fréquentable. Je ne suis pas un prophète, mais il arrive que je voie ce que les autres voient comme moi, mais ne veulent pas voir. Le monde moderne regorge aujourd’hui d’hommes d’affaires et de policiers, mais il a bien besoin d’entendre quelques voix libératrices. Une voix libre, si morose qu’elle soit, est toujours libératrice. Les voix libératrices ne sont pas les voix apaisantes, les voix rassurantes. Elles ne se contentent pas de nous inviter à attendre l’avenir comme on attend le train. L’avenir est quelque chose qui se surmonte. On ne subit pas l’avenir, on le fait.»
Pour la dernière fois, à la veille de mourir, Bernanos jette son défi d’homme libre au monde contemporain, tant il est vrai qu’une des fonctions de l’esprit est de réveiller sans cesse l’inquiétude, et de renverser toutes les garanties du confort intellectuel.